Auteur de huit longs-métrages – dont l’un resta inachevé (¡ Que Viva Mexico ! – 1931), et l’autre fut interdit et détruit (le Pré de Béjine – 1937), Serguei Mikhailovitch Eisenstein éprouva sur plusieurs de ses films les interventions de la censure. La relation complexe que le cinéaste entretient avec le régime bolchevique, le fonctionnement et l’évolution de la censure en Union soviétique expliquent sans doute les alternances de reconnaissance officielle et d’exclusion qui jalonnèrent toute sa carrière. À la fois chantre des idéaux communistes – notamment dans le Cuirassé Potemkine (1925) et Octobre (1927) – il fut également victime de campagnes particulièrement virulentes, qui conduisirent à l’interdiction complète de deux de ses films : le Pré de Béjine et la deuxième partie d’Ivan le Terrible (1945-1946).
C’est lors de la réalisation de son troisième long-métrage que Serguei Eisenstein fut confronté pour la première fois aux exigences de la censure. Le film Octobre fut en effet pris dans la tourmente de la défaite de Trotsky face à Staline et sa sortie fut retardée de quelques mois – le temps de reprendre le montage et de couper, à la demande du Premier secrétaire du Parti communiste, les scènes dans lesquelles le fondateur de l’Armée rouge apparaissait à son avantage. Son film suivant, la Ligne générale (1929), connut les mêmes déboires puisque le cinéaste dut modifier la fin et ajouter un épilogue très traditionnel sur le thème de l’union des ouvriers et des paysans.
Durant la première moitié des années 1930, celui qu’on surnomma en Occident « Sa Majesté Eisenstein » vit la quasi-totalité de ses scénarios refusés – d’abord à Hollywood, lors de son séjour aux États-Unis, puis dans les années qui suivirent son retour à Moscou en 1932. Le scénario du Pré de Béjine fut, lui, autorisé, mais c’est le film qui déclencha les foudres de la censure et fut totalement interdit : accusé de céder au formalisme, de représenter la collectivisation comme une entreprise de destruction, et de donner une place trop importante au jeune héros au détriment du Parti, Eisenstein fut condamné dans de nombreux articles de presse et lors de réunions organisées dans les principaux studios du pays. Il fut même contraint à faire publiquement son autocritique.
Après son retour en grâce avec la réalisation d’Alexandre Nevski (1938), il signa son dernier film : Ivan le Terrible. Présentée souvent comme son testament, cette œuvre lui apporta à la fois la reconnaissance officielle suprême et la disgrâce ultime. La première partie d’Ivan fut en effet encensée par la critique et apporta toute satisfaction à Staline, qui put s’identifier sans difficulté à ce jeune chef solaire, charismatique, fin stratège, incarné par le grand acteur Nicolai Tcherkassov. En revanche, la deuxième partie du film fut condamnée et devint même, en 1946, l’une des principales cibles de la vaste campagne idéologique lancée juste après la Seconde Guerre mondiale par le Parti pour reprendre le contrôle sur l’ensemble de la production artistique. Ivan IV y était devenu « le Terrible », et la représentation de ce souverain en despote violent et sanguinaire fut condamnée pour « antihistoricité et antiesthétisme ». Cette tragédie sublime, réflexion à la fois flamboyante et profonde sur l’exercice du pouvoir, dénonciation du régime stalinien, marqua la fin de la carrière d’Eisenstein. Exclu des studios, malade, épuisé par les critiques, celui-ci mourut en 1948. La deuxième partie d’Ivan ne fut autorisée en Union soviétique qu’après la mort de Staline, en 1958.
Natacha Laurent
Rappelé impérativement en 1932 à Moscou qu’il avait quitté en 1929 pour un long séjour qui lui fit traverser l’Europe, séjourner aux États-Unis et entreprendre le tournage de Que viva Mexico ! au Mexique, Eisenstein dut attendre 1935 avant de pouvoir se remettre à la mise en scène (et ce, malgré de nombreux projets écrits et proposés).
Le tournage du Pré de Béjine commença en mai 1935 : il connut de nombreux déboires dus aussi bien aux conditions climatiques qu’à la santé personnelle du cinéaste. Il fut arrêté une première fois en avril 1936 sur un ordre de la Direction de l’industrie cinématographique pour des raisons idéologiques (accusations de formalisme entre autres). Eisenstein réécrivit le scénario et recommença un nouveau tournage en août 1936. La réalisation fut définitivement interrompue le 17 mars 1937 et le film interdit. L’unique copie fut mise sous séquestre et aurait été détruite par une inondation lors de la seconde guerre mondiale.
Avant cette mise sous séquestre, un membre de l’équipe d’Eisenstein avait découpé des photogrammes de chaque plan de la copie. Retrouvés au début des années soixante, ils ont été monté en 1967 par Naoum Kleiman et Serge Youtkévitch d’après les notes écrites du cinéaste pour proposer un « film » en plans fixes où le mouvement est exclu de l’image même.
Il est évidemment impossible de considérer ce « montage de photogrammes » comme représentant l’œuvre envisagée par Eisenstein. La complexité de son projet artistique devait prendre sa pleine mesure avec le travail du post-tournage : surimpressions, montage, paroles, sons et musique (Le Pré de Béjine aurait dû être le premier film parlant du cinéaste). Tout au plus peut-on parler de repérages et de traces d’un film qui n’a jamais existé.
Jean-Paul Gorce
L’histoire étonnante de ce film maudit est évoquée par ailleurs (lien vers texte N. Laurent) ; en répondant à ces quelques questions, Patrick Riou apporte ici des éléments d’information complémentaires qui permettent de mieux comprendre ce qu’offre cette exposition au spectateur.
Patrick Riou, photographe, promène son objectif dans les lieux de spectacle (Instants sensibles), ne cache pas son intérêt pour le cinéma (Portraits de Jean-Luc Godard, Autour de Blackmail d’Alfred Hitchcock, L’orientalisme dans le cinéma français…) et avoue une certaine prédilection pour les musées (Chair de pierres) et pour l’architecture (Images de cloître, Les ponts de Toulouse, Pigeonniers de France). Parallèlement à ses expositions – Nantes, Saint-Brieuc, Paris, Valence, Le Caire, Toulouse, La Rochelle… – et à ses publications – Privat, Avant-Scène, Ether vague… –, Patrick Riou a aussi été photographe de plateau (Marie-Claude Treilhou, Jacques Davila…).
Quel est le matériau de départ de votre travail ?
Comme on l’a vu, dans les années soixante ont été retrouvés à Moscou plus de six cents photogrammes du Pré de Béjine. Un photogramme, c’est chaque image photographique d’un film, c’est donc une image fixe, une épreuve positive. Mon travail a consisté à rephotographier en laboratoire chacun de ces photogrammes et, à partir du nouveau négatif obtenu, à effectuer des tirages qui respectent scrupuleusement le cadrage originel. Tous les tirages ont été ensuite mis sous cadre selon l’ordre restitué en 1967, conformément au scénario d’origine, par Naoum Kleiman.
Comment définir la singularité d’une telle exposition ?
En réalité, notre entreprise est quelque peu paradoxale : il s’agit de donner à voir l’œuvre d’un cinéaste par la présentation d’images fixes. Au fond, l’objectif est de permettre au spectateur de découvrir une création cinématographique qui n’a jamais été montrée – et, d’une certaine façon, n’a jamais vu le jour –, en lui proposant de créer lui-même, par ses déplacements dans le lieu d’exposition, le mouvement qui, comme l’indique l’étymologie, est l’essence même du cinéma.
Dès 1967, Kleiman avait déjà proposé un montage de ces photogrammes...
Certes, mais le remarquable travail effectué alors impose nécessairement au spectateur un certain montage, des durées plus ou moins longues des différents plans etc. Personne aujourd’hui ne peut dire ce qu’aurait été Le Pré de Béjine si Eisenstein avait pu aller au bout de son projet : quelle durée il aurait accordée à chaque plan, quelle dynamique il aurait donné au film, quels procédés (notamment la superposition des plans) il aurait utilisés, comment il aurait intégré le son à son premier film parlant... Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’Eisenstein aurait certainement fait évoluer le montage prévu à l’origine. En proposant de découvrir ces images fixes sous forme d’exposition, nous offrons à chaque spectateur la possibilité d’imaginer le film qu’il veut, en lui laissant le choix de donner à chaque plan la durée qui lui sied : nous l’invitons en quelques sorte à se promener dans le film. Une promenade émouvante au milieu d’images d’une force et d’une beauté admirables.
Le film illustre la lutte entre tenants de l’ancien régime agraire
– les « koulaks » – et les partisans d’une agriculture collectiviste dont le kholkoze, on le sait, constitue le mode d’organisation.
Un adolescent, Stepok, transporte avec un vieux kolkhozien le cadavre de sa mère frappée à mort par son père. Celui-ci, en compagnie de koulaks se saoule. Il accuse son fils de l’avoir dénoncé et le menace de mort.
Les koulaks ont réussi à faire brûler le dépôt d’essence. Ils ont trouvé refuge dans l’église. Les kolkhoziens les cernent et les capturent. Ils décident aussi de transformer l’église en « club culturel » : ils la mettent à sac dans un élan de vitalité face aux dorures des objets liturgiques.
Les adolescents gardent la nuit les chevaux et les champs du kolkhoze. Une caravane de tracteurs avance. Des incendiaires et le père de Stepok s’apprêtent à les attaquer.
Dans l’embuscade, Stepok est tué par son propre père. Le corps de l’adolescent est porté par ses compagnons comme en un triomphe antique où le martyr témoignerait de la gloire et de la victoire du socialisme sur les forces réactionnaires de la campagne russe.
Le Pré de Béjine (Bejin lug)
Réalisation : Serguei Mikhaïlovitch Eisenstein
Scénario : Alexandre Rjechevsky
Photographie : Édouard Tissé
Interprétation : Vitia Kartachov (Stépok), Boris Zakhava (le père de Stépok), Éléna Télécheva (Prascovie, présidente du kolkhoze), Erast Garine (son mari), Nikolaï Okhlopkov (un paysan).
Dans la deuxième version, le rôle du père de Stépok fut confié à Nikolaï Khemelev.
Tournage effectué de mai 1935 à avril 1936 (première version) et d’août 1936 à mars 1937 (deuxième version).